Annie Ernaux

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Annie Ernaux (2011).

Annie Ernaux, née à Lillebonne le 1er septembre 1940, est une écrivaine française. Elle est la lauréate 2022 du prix Nobel de littérature.

Citations[modifier]

La Place (1984)[modifier]

Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’« émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée. Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles.


J'écris lentement. En m'efforçant de révéler la trame significative d'une vie dans un ensemble de faits et de choix, j'ai l'impression de perdre au fur et à mesure la figure particulière de mon père. L'épure tend à prendre toute la place, l'idée à courir toute seule. Si au contraire je laisse glisser les images du souvenir, je le revois tel qu'il était, son rire, sa démarche, il me conduit par la main à la foire et les manèges me terrifient, tous les signes d'une condition partagée avec d'autres me deviennent indifférents. À chaque fois, je m'arrache au piège de l'individuel.


Naturellement, aucun bonheur d'écrire, dans cette entreprise où je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d'une complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou dérision. Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j'ai vécu aussi. Et l'on n'y prenait jamais un mot pour un autre.


Les Années, 2008[modifier]

Tout s'effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s'éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d'une table de fête on ne sera qu'un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu'à disparaître dans la masse anonyme d'une lointaine génération.


L’Autre Fille (2011)[modifier]

D’après l’état civil tu es ma sœur. Tu portes le même patronyme que le mien, mon nom de “jeune fille”, Duchesne (…) Mais tu n’es pas ma sœur, tu ne l’as jamais été. Nous n’avons pas joué, mangé, dormi ensemble. Je ne t’ai jamais touchée, embrassée. Je ne connais pas la couleur de tes yeux. Je ne t’ai jamais vue.


Regarde les lumières mon amour (2014)[modifier]

Nous choisissons nos objets et nos lieux de mémoire ou plutôt l'air du temps décide de ce dont il vaut la peine qu'on se souvienne. Les écrivains, les artistes, les cinéastes participent de l'élaboration de cette mémoire. Les hypermarchés, fréquentés grosso modo cinquante fois l'an par la majorité des gens depuis une quarantaine d'années en France, commencent seulement à figurer parmi les lieux dignes de représentation.
  • Regarde les lumières mon amour, Annie Ernaux, éd. Raconter la vie (Seuil), 2014, p. 11


Les femmes et les hommes politiques, les journalistes, les "experts", tous ceux qui n'ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France d'aujourd'hui.
  • Regarde les lumières mon amour, Annie Ernaux, éd. Raconter la vie (Seuil), 2014, p. 12


Faire les courses à deux pour la première fois signe les prémices d'une vie commune. C'est accorder les goûts, les budgets, déjà faire couple autour de la nourriture, ce besoin premier. Proposer à un homme ou une femme d'aller ensemble au supermarché n'a rien à voir avec l'inviter au cinéma ou au café boire un verre. Pas d'esbroufe séductrice, pas de tricherie possible. Est-ce que tu aimes le roquefort ? Le reblochon ? Celui-là, c'est du fermier. Si on se faisait un poulet rôti ?
  • Regarde les lumières mon amour, Annie Ernaux, éd. Raconter la vie (Seuil), 2014, p. 30


Moins on a d'argent et plus les courses réclament un temps minutieux, sans faille. Plus de temps. Faire la liste du nécessaire. Cocher sur le catalogue des promos les meilleures affaires. C'est un travail économique incompté, obsédant, qui occupe entièrement des milliers de femmes et d'hommes. Le début de la richesse - de la légèreté de la richesse - peut se mesurer à ceci : se servir dans un rayon de produits alimentaires sans regarder le prix avant. L'humiliation infligée par les marchandises. Elles sont trop chères, donc je ne vaux rien.
  • Regarde les lumières mon amour, Annie Ernaux, éd. Raconter la vie (Seuil), 2014, p. 32


Mardi 18 décembre, après-midi. Foule dense dès l'entrée dans le centre commercial. Un bourdonnement immense où la musique perce faiblement. Sur le tapis roulant, sous la verrière, on monte vers les guirlandes et les illuminations qui pendent comme des colliers de pierres précieuses. La jeune femme qui est devant moi avec une petite fille en poussette lève la tête, sourit. Elle se penche vers l'enfant « Regarde les lumières mon amour! »
  • Regarde les lumières mon amour, Annie Ernaux, éd. Raconter la vie (Seuil), 2014, p. 40


Mémoire de fille (2016)[modifier]

Que je sois la seule à me rappeler, comme je le crois, m'enchante. Comme d'un pouvoir souverain. Une supériorité définitive sur eux, les autres de l'été 58, qui m'a été léguée par la honte de mes désirs, de mes rêves insensés dans les rues de Rouen, du sang tari à dix-huit ans comme celui d'une vieille. La grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n'importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte.


Chaque jour et partout dans le monde, il y a des hommes en cercle autour d'une femme, prêts à lui jeter la pierre.


Mais à quoi bon écrire si ce n'est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d'une idée préconçue ni d'une démonstration , mais du récit, une chose sortant des replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre - à supporter- ce qui arrive et qu'on a fait.


Au fond, il n'y a que deux sortes de littérature, celle qui représente et celle qui cherche, aucune ne vaut plus que l'autre, sauf pour celui qui choisit de s'adonner à l'une plutôt qu'à l'autre.


C'est l'absence de sens de ce que l'on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d'écriture.


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